Ah, l’orthographe !
C’est un sujet qu’il me fallait aborder tôt ou tard. Car si le véritable destin d’une pièce de théâtre est de prendre vie sur les planches, elle se forme évidemment à l’écrit – ce même écrit qui sera lu par maintes personnes, des acteurs en répétition jusqu’aux spectateurs munis de leurs livrets. C’est d’ailleurs à ce propos que j’ai décidé de me fendre de ce billet. Madame Frontezak ayant gracieusement décidé de faire chauffer ses presses pour ma personne afin de publier le texte de mes pièces, de nombreuses personnes, y compris les plus mesquines – oui, monsieur Vilipendi, cette pique vous est, entre autres, adressée – ne laisseront pas de constater les diverses particularités de mon écriture en les appelant « fautes », quand je les considère comme de simples licences. D’ailleurs, un artiste, un écrivain ne devrait avoir à répondre de quoi que ce soit concernant son art. Mais me voilà ici et maintenant, quelque part où tout créateur est scruté par l’œil vigilant et intransigeant de l’Opinion Publique, et pire que tout, du critique – tout à fait, monsieur Vilipendi. Aussi, j’ai décidé de prendre la parole.
En écrivant MUTATIS MUTANDIS, j’ai fait un nombre de choix allant délibérément à l’encontre de certaines règles et conventions en vigueur, en toute connaissance de ces dernières. Notamment :
– L’emploi du subjonctif plutôt que l’indicatif après la locution « après que ».
– La composition en romain des néologismes plutôt qu’en italique.
– Le recours à la capitale afin de marquer l’importance de certains substantifs.
– L’écriture des locutions nominales avec tirets, choisissant de les considérer comme des mots composés.
– L’utilisation alternative de différentes graphies existantes pour un même mot.
À propos de cette histoire de subjonctif – car j’ai bien conscience qu’il s’agit d’un exemple qui divise davantage que les autres –, j’entends déjà celles et ceux qui affirment que ce n’est pas un sujet à débat, que la règle est on ne peut plus claire et surtout, logique. C’est vrai. Mais l’on omet alors une vérité très simple, qui est que l’écrit est modelé par les usages oraux, non l’inverse. Dans les faits, pour une majorité de gens aujourd’hui, l’indicatif « sonne faux », ce qui les pousse à utiliser le subjonctif sans même y penser. Il est probable que dans cent ans, l’indicatif sera tombé aux oubliettes et que le subjonctif sera devenu la norme, peu importe l’illogisme et son statut de faute par le passé. C’est inévitable : l’écrit finit tôt ou tard par courber l’échine face aux usages oraux qui s’imposent. Ce n’est qu’une question de temps.
À titre personnel, j’ai fait le choix de faire partie de l’évolution de la langue plutôt que de chercher en vain à la retenir dans le passé. Le langage est un matériau vivant, en perpétuelle mutation, et l’on a beau tenter de figer sa forme à l’écrit, elle suit le mouvement, bon gré, mal gré. Beaucoup de nos conventions d’écriture actuelles sont issues de l’abandon d’anciens modèles. Les seuls principes nécessaires à suivre pour un écrivain, je crois, sont d’une part ceux qui permettent d’être aisément compris de tout le monde, ou en tous cas du plus grand nombre possible ; et d’autre part, ceux qui reflètent au mieux les réalités de la langue à un moment précis de son histoire.
De tout temps les auteurs ont décidé de la manière dont ils voulaient employer, modeler et diriger la langue. Si l’uniformisation de l’écrit dans d’autres contextes peut faire sens, les choix personnels de l’auteur doivent primer dans le cadre de l’écriture d’invention. Il faut que l’on apprenne – ou réapprenne – à considérer les écrivains de fiction pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des artistes, qui en tant que tels ont vocation à s’émanciper de l’académisme et à concevoir des formes et des idées nouvelles. C’est à la personne qui écrit, crée, invente, d’établir ses propres conventions, qu’elle estime cohérentes vis-à-vis de son ressenti personnel du langage et de son texte, du moment que ces choix ne gênent ni la compréhension ou la lecture. Et même si c’est le cas : le propre d’un artiste est aussi de remettre en cause ce qui est établi et ce qui est venu avant, d’apporter de nouvelles perspectives, de proposer le questionnement, d’engager la réflexion et la discussion. Ce qui met l’écrivain à part – sans doute la raison qui le rend si compliqué à situer, pour lui-même comme pour les autres –, c’est qu’il travaille un matériau commun à toutes et à tous, dont les applications touchent le moindre aspect de nos vies : le langage, la langue, les mots. C’est peut-être aussi ce qui rend sa création d’autant plus sensible – dans tous les sens du terme –, sacrée peut-être, à ceux qui la reçoivent.
En dépit de mes choix, je ne plaide pas pour une extrême simplification de l’orthographe, ni pour une phonétisation de l’écrit. La complexité de notre langue française est justement ce qui la rend belle, unique, qui lui donne tant de variété, de relief et de richesse. Mais ces considérations ne doivent pas faire perdre de vue que l’écriture n’est que la transcription de la ou des réalités orales d’une période donnée, qu’elle doit avant tout s’en faire le reflet, et par conséquent être régulièrement remise en question autant qu’en perspective. L’écriture est une chose remarquablement personnelle. C’est la capture d’une expérience de la vie, et il est important de laisser cette unicité s’exprimer ; c’est ce qui participe de l’évolution d’une langue, et plus largement, d’une culture. Car pour qu’un langage vive, alors il doit perpétuellement changer, se renouveler, se transformer et muer pour correspondre aux besoin de l’usage, ainsi que l’exprimait déjà Victor Hugo dans sa préface de Cromwell en 1827 :
« Une langue ne se fixe pas. L’esprit humain est toujours en marche, ou, si l’on veut, en mouvement, et les langues avec lui. Les choses sont ainsi. Quand le corps change, comment l’habit ne changerait-il pas ? Le français du dix-neuvième siècle ne peut pas plus être le français du dix-huitième, que celui-ci n’est le français du dix-septième, que le français du dix-septième n’est celui du seizième. La langue de Montaigne n’est plus celle de Rabelais, la langue de Pascal n’est plus celle de Montaigne, la langue de Montesquieu n’est plus celle de Pascal. Chacune de ces quatre langues, prise en soi, est admirable, parce qu’elle est originale. Toute époque a ses idées propres, il faut qu’elle ait aussi les mots propres à ces idées. Les langues sont comme la mer, elles oscillent sans cesse. À certains temps, elles quittent un rivage du monde de la pensée et en envahissent un autre. Tout ce que leur flot déserte ainsi sèche et s’efface du sol. C’est de cette façon que des idées s’éteignent, que des mots s’en vont. Il en est des idiomes humains comme de tout. Chaque siècle y apporte et en emporte quelque chose. Qu’y faire ? cela est fatal. C’est donc en vain que l’on voudrait pétrifier la mobile physionomie de notre idiome sous une forme donnée. C’est en vain que nos Josués littéraires crient à la langue de s’arrêter ; les langues ni le soleil ne s’arrêtent plus. Le jour où elles se fixent, c’est qu’elles meurent. — Voilà pourquoi le français de certaine école contemporaine est une langue morte. »
Gianni di Lorena, Côteau-Muet, avril 2024.