Ces entrées constituent une partie des traces laissées par Gianni di Lorena sur les réseaux sociaux, sans doute plus personnelles que le reste des archives conservées dans cette exposition.
C’est néanmoins sur son insistance qu’elles se sont retrouvées « mises à l’abri, au cas où » dans la documentation du musée. L’administration du Théâtre est d’avis que ces introductions dans le quotidien du dramaturge sont susceptibles d’offrir un point de vue différent, mais non dénué d’intérêt, sur son travail et son œuvre.
23/09/2024
Comment voulez-vous qu’un auteur travaille s’il se retrouve toujours en cavale ?
Il est à nouveau temps de prendre mes cliques et mes claques et de disparaître. Heureusement pour moi, il y a un tunnel sous le chalet.
Souhaitez-moi bonne chance.
[Réponse de G. d. L. au précédent message :]
P.S. Si quelqu’un lit ce message et se trouve non loin de Côteau-Muet : prenez soin des hérissons pour moi.
05/10/2024
J’ai dû faire face à quelques imprévus en cours de route, mais j’ai finalement réussi à atteindre le Théâtre, hier à la faveur de la nuit. Tout était évidemment fermé, mais j’y ai mes entrées. Personne n’a encore trouvé l’étude que j’ai installé.
Il va falloir que je refasse le plein de chandelles et que je colmate une nouvelle fuite au plafond, cependant, car le lit était trempé quand je suis arrivé.
06/10/2024
J’ai visité le musée du Théâtre cette nuit. Le Concierge est un homme très aimable, même si nous nous croisons peu. Les préparatifs de l’exposition dédiée à MUTATIS MUTANDIS vont bon train.
Il y aura la Galerie des Costumes, dont je me réjouis personnellement ; l’Auditorium1, avec des cabinets dédiés à l’écoute des enregistrements de la musique de scène ; une section dédiée au Ponant et à son histoire ; une Salle des Archives, contenant plusieurs documents à consulter à propos du cycle et des événements de cette époque.
J’ai également enfin pu visiter en personne la dernière addition, la Salle des Écus, dédiée à l’héraldique. C’est stupéfiant !
08/09/2024
J’assiste à une répétition aujourd’hui.
L’acteur qui a été retenu pour le rôle d’Ulysse est très bien ; le trucage pour son changement d’âge est absolument incroyable, l’ignore comment s’y est pris le metteur en scène. L’actrice qui joue Carabosse est… extrêmement convaincante. Le costume de Chapalu aussi, c’est à s’y méprendre, on le dirait plus vrai que nature.
Tout semble plus vrai que nature…
09/09/2024
J’entends à nouveau parler de ce recueil clandestin regroupant toutes les scènes érotiques que j’ai été forcé d’expurger de mes pièces (je me souviens encore de l’attaque des Censeurs sur le quartier général de Madame Frontezak… nous avons eu de la chance d’en sortir indemnes).
Qui est derrière tout ça ? Qui a réussi à avoir accès à des copies de ces scènes dans leur version originale ? Il n’existe pas de copies !
10/10/2024
J’ai rencontré pour la première fois le critique autoproclamé Lorenzo Vilipendi. Quel homme déplaisant ! Et laid ! C’est à croire que le vinaigre remonte à la surface.
Ce n’est pas la première fois que je le vois dans la salle lors d’une répétition. Comment a-t-il pu pénétrer dans le Théâtre ? La directrice, Madame Sauvignon, dit ne pas avoir le choix. Et s’il travaillait avec les Censeurs… ? Et s’il était l’un d’eux… ?
16/09/2024
Je suis finalement rentré dans mes pénates de Côteau-Muet. Non que j’ai le choix. Les chats s’en sont bien tirés à défendre le chalet en mon absence, mais le Houéran a encore fait des siennes ; j’ai retrouvé des taches de sang dans la forêt.
La ville a de nouveaux arrivants.
20/09/2024
Étonnant, que rien ni personne ne reparte jamais de Côteau-Muet, mais comme ces publications sur les réseaux sociaux puissent sans problème atteindre le monde extérieur. Je me demande si c’est grâce aux tunnels ou à [effacé]
[Réponse de G. d. L. au précédent message :]
Ah. Apparemment, tout ne passe pas. Les Censeurs ! Toujours les Censeurs !
[Réponse de A. Frontezak au précédent message :]
[effacé]
[Réponse de G. d. L. au précédent message :]
Ils sont partout. Restez sauve, Madame ! Et gardez toujours un chat auprès de vous. Les Censeurs ne les supportent pas : ce sont les seules créatures qu’ils sont incapables de contrôler. Ils leur donnent l’impression d’être jugés, et ceux qui jugent n’apprécient jamais de l’être à leur tour.
22/09/2024
Les vaches ont recommencé.
Alors que je longeais le pâturage embrumé en voiture, elles ont toutes tourné la tête d’un même mouvement pour me regarder passer.
Juste la tête. Toutes ensembles.
Je n’aime pas ça.
23/09/2024
J’ai eu des nouvelles de Madame Frontezak, des imprimeries O.L.N.I., par l’intermédiaire de son assistant, Monsieur Kévarec.
Les presses tournent à plein régime. Tout est dans les temps pour une publication du livret du premier acte de la Pavane des Fées Sans-gêne d’ici le 7 novembre, soit pile en même temps que la grande première au Théâtre.
Le projet avance, malgré la surveillance des Censeurs !
24/09/2024
La direction du Théâtre m’a demandé si je voulais bien intégrer à l’exposition quelques mots de mon propre journal de recherche, pour « exciter le sentiment d’authenticité ».
Je ne sais pas si j’aurais dû accepter.
25/09/2024
J’ai croisé en ville ce journaliste qui est venu m’interroger, peu avant ma dernière fuite en catastrophe. Il n’avait pas l’air de bien dormir. Il m’a dit qu’il avait essayé plusieurs fois d’envoyer son article à son journal, sans succès. Il va réessayer.
J’espère qu’il ne va pas finir par attirer l’attention des Censeurs…
27/09/2024
Insomnie cette nuit. En passant devant la fenêtre du salon pour aller faire du thé, j’ai vu une silhouette immobile à l’entrée du jardin, à contre-jour de la brume illuminée par la lune. Ça ne peut pas être un habitant de la ville. Personne ici ne sortirait la nuit.
[Réponse de G. d. L. au précédent message :]
Je viens de repasser devant la fenêtre : il y a plusieurs silhouettes maintenant. Certaines accoudées à la barrière. D’autres debout les bras croisés. Elles ne bougent toujours pas.
[Réponse de G. d. L. au précédent message :]
J’ai jeté un nouveau coup d’œil en allant me recoucher : les silhouettes ont disparu. J’imagine qu’un des chats s’en est chargé. Méliès, sûrement. C’est un chasseur.
30/09/2024
J’ai reçu un nouveau thé aujourd’hui : un unjocha de Kitashitara. C’est une merveille. Il faut absolument que je réussisse à convaincre le comité d’accepter les thés japonais dans les duels de thé. Mêmes les cercles clandestins y sont encore opposés !
Mais j’aurai mon mot à dire, ou mon surnom n’est pas Petit-Beurre.
01/10/2024
Je n’ai pas revu ce journaliste qui avait fait tout ce chemin pour m’interroger. Je me demande ce qu’il est devenu. Il n’avait pas l’air de se faire à la vie à Côteau-Muet. J’espère qu’il n’a pas essayé de quitter la ville, et qu’il n’a pas rencontré le Houéran. Ou les Censeurs.
Il m’avait envoyé une transcription de notre entretien. Je vais la faire parvenir à l’administration du Théâtre. Ils me demandent un article de ce genre pour l’exposition depuis des mois.
02/10/2024
J’ai trouvé le dictaphone du journaliste, aujourd’hui dans la forêt. Je me demande comment il a atterri à cet endroit. Je l’ai ramassé. Qui sait, peut-être qu’il va réapparaître et sera content de le retrouver.
[Réponse de G. d. L. au précédent message :]
J’ai écouté le contenu du dictaphone. Il y a des choses vraiment très perturbantes, dessus. Je sais maintenant qu’on ne reverra jamais ce journaliste.
[Réponse de A. Frontezak au précédent message :]
Vous me faites peur, cher Gianni.
[Réponse de G. d. L. au précédent message :]
Il faut avoir peur ! Il aurait dû me croire quand je lui ai dit que personne ne repart jamais de Côteau-Muet. Je sais de quoi je parle…
04/10/2024
Il y avait quelque chose caché dans le tas de bois que j’ai ramené à l’intérieur pour le poêle. J’ai dû la mettre au feu sans m’en rendre compte, car elle s’est mise à gesticuler dans les flammes sans le moindre bruit avant de se plaquer contre la vitre. C’est une main.
Encore un coup des Censeurs pour m’intimider ?
Je vais me faire un thé.
06/10/2024
À nouveau en vadrouille. Je vais en profiter pour assister à quelques autres répétitions au Théâtre. Heureusement que les chats sont capables de se débrouiller sans moi. Je ne sais pas comment je défendrais le chalet sans eux.
09/10/2024
Encore cette rumeur de recueil érotique clandestin ! Ceux qui en parlent appellent ça : MUTATIS MUTANDIS : L’Envers du Décor. Je ne sais pas qui est responsable, et assez fou pour braver la surveillance des Censeurs, mais il ou elle a ma bénédiction. Il faut désobéir.
11/10/2024
Des partitions ont encore disparu. Ce n’est pas la première fois que l’une d’elles s’évapore mystérieusement juste avant les répétitions d’orchestre. Je soupçonne Vilipendi. Je suis sûr qu’il est de mèche avec les Censeurs.
Heureusement, la cheffe, Kosima Kaïaran, a été capable de transcrire d’oreille les morceaux manquants. Ce ne sera pas exactement les versions prévues, mais tant pis. Si les partitions finissent par ressurgir, nous enregistrerons les versions originales sur des disques additionnels.
12/10/2024
J’ai assisté à une répétition aujourd’hui. Le Coryphée a une présence incroyable. Je me demande qui c’est. Je ne me souviens plus… est-ce que j’ai seulement écrit un rôle de coryphée dans mes pièces… ?
14/10/2024
J’ai eu la détestable surprise de trouver à nouveau le vilain Vilipendi à une répétition d’orchestre, aujourd’hui ; il était rencogné dans l’ombre d’une loge comme une araignée. Oh, parce qu’en plus de s’ériger en critique de théâtre, le voilà qui se croit critique musical ?
Kaïaran a du mérite de diriger sans s’émouvoir.
18/10/2024
Je suis passé par le département des costumes avant de quitter le Théâtre. Mesdames Nicole et Caroline et leurs équipes travaillent sans relâche pour fournir des copies des costumes choisis pour l’exposition. Elles m’ont dit que toutes les reproductions du Ier Acte ne seront peut-être pas terminées avant la grande première, mais ce n’est pas grave, la Galerie des Costumes se remplira au fur et à mesure. J’ignore comment elles tiennent le rythme.
21/10/2024
J’ai discuté avec le Concierge ce matin, alors que je passais par le musée du Théâtre pour voir comment se passe l’installation de l’exposition MUTATIS MUTANDIS. Les cariatides – pardon, les télamons – ont été installées dans presque toutes les salles. Le Concierge m’a confié que leur marbre – actuellement aux couleurs de la Pavane des Fées Sans-gêne – change de teinte lorsqu’on ne les regarde pas.
22/10/2024
Un incident a retardé mon départ. La direction a demandé au département des costumes, sans m’en avertir, de changer la tenue du personnage de Pépé Jonas dans la Scène VIII de l’Acte I de la Pavane des Fées Sans-gêne ! Ce personnage devait porter son caleçon sur la tête, mais je découvre qu’on l’a affublé d’un simple couvre-chef à la place, pour « ne pas offusquer les bonnes mœurs » !
Encore un coup des Censeurs.
- Sur la suggestion de K. Kaïaran, l’Auditorium a été finalement renommé « Salon de Musique » peu après cette entrée de G. d. L. ↩︎