Ce document présente le dernier des trois interviews de Gianni di Lorena par Pierre Lhélio. Celui-ci se concentre sur la l’importance de la musique au sein du cycle MUTATIS MUTANDIS, ainsi que sur la place de l’érotisme dans les arts et la société selon le point de vue de l’auteur.
À l’occasion de mon troisième entretien avec Di Lorena, le rituel est le même que lors des deux jours précédents : je me rends à son chalet en milieu d’après-midi, il m’accueille, et puis prépare un thé tandis que nous nous installons face à face dans ses fauteuils dépareillés.
— Comment trouvez-vous votre séjour à Côteau-Muet, Monsieur Lhélio ?
En parlant, Di Lorena se lève pour aller remplacer sur le gramophone du salon le disque qui vient de se finir. À l’opéra succède un morceau que je reconnais bien, en dépit du son distordu, granuleux propres aux très vieux enregistrements. Aussi je m’exclame, sans répondre à sa précédente question :
— Mais c’est… la bande originale de Final Fantasy VII !
— En effet ! dit-il d’un air joyeux en se rasseyant.
J’en reste baba. Je sais qu’il est à la mode d’éditer de la musique récente sur des vinyles, mais de là à pousser l’amour du vintage jusqu’à reproduire des 78-tours utilisables sur de si vieux appareils ! Et pourtant : la musique du célèbre jeu vidéo, interprété en version orchestrale, s’épanche du pavillon acoustique avec force chuintements et crachotements, caractéristiques de ce son qu’on imagine enregistré au tout début du XXe siècle.
J’en profite pour faire avancer l’entretien en abordant un autre sujet que je comptais soulever :
— La musique est d’ailleurs omniprésente dans vos li… pièces. Pouvez-vous m’en parler davantage ?
— J’ai bien conscience que le théâtre incorporant de la musique de scène n’est plus vraiment à la mode, mais je le déplore. Aussi j’ai saisi l’opportunité que présentait la nécessité d’illustrer le Voile d’Aphrodite pour proposer à la direction du théâtre l’ajout d’un orchestre. Je dois dire que l’idée a reçu un meilleur accueil que ce à quoi je m’attendais. C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés à collaborer avec la cheffe Kosima Kaïaran, qui dirigera la musique de scène de toutes les représentations du cycle, ainsi que son enregistrement.
J’ignore de quel théâtre il parle et qui est cette personne qu’il mentionne (je doute même qu’elle existe), mais j’imagine que ça n’a pas d’importance. J’ai fini par me dire que ses excentricités sont pour moi du pain béni : mon article ne ressemblera pas vraiment à ce qui était prévu, mais c’est encore mieux. Juteux et croustillant.
— La musique est donc un principe fondamental de MUTATIS MUTANDIS ?
— Tout à fait. Plus qu’une manière d’installer une ambiance (ce qui est aussi l’une de ses fonctions, nous parlons tout de même de théâtre), elle permet d’évoquer les effets de cette singularité historique qu’est le Voile d’Aphrodite. À ce propos, je me permets de faire ici une parenthèse nécessaire, pour mentionner qu’il aurait été plus réaliste que les scènes de luxure et d’amour soient représentées sur scène dans toute leur joyeuse nudité, l’intimité et le plaisir étant l’une des caractéristiques du Voile. Mais hélas, à notre époque, la moraline a détrôné l’opium comme drogue de choix ! Peut-être un jour, qui sait, lorsque les hommes sauront être meilleurs envers eux-mêmes…
Qui se drogue encore à l’opium ? Di Lorena a vraiment peaufiné son rôle jusqu’aux plus petits détails.
— Ah, oui ! nous n’avons pas abordé la question de ces fameux recueils érotiques !
— Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’afin que mes pièces puissent être montées et leurs livrets publiés, il m’a été nécessaire d’expurger toutes les scènes contenant des représentations trop crues de la sexualité, voire de retirer complètement certaines d’entre elles de la version finale. Les Censeurs ont tout de même lancé une attaque sur les presses O.L.N.I. lors d’un de mes entretiens avec Madame Frontezak ! Nous avons eu de la chance d’en sortir indemnes. Mais il semble que récemment, quelqu’un a réussi à se procurer une copie des textes originaux.
— Intéressant. Parlez-moi de ces opuscules, je voudrais…
Il m’interrompt en jetant des regards inquiets vers les fenêtres :
— Je ne peux rien dire de plus. En vous en parlant, j’ai déjà pris le risque d’attirer leur attention.
Vu comme Di Lorena s’agite, il est peu probable qu’il accepte de me répondre davantage, aussi je fais légèrement dévier la conversation.
— Parlez-moi de ce « Voile d’Aphrodite », dans ce cas. C’est aussi un concept central dans votre œuvre.
Le pli qui barre son front disparaît et il se détend à nouveau.
— Tout à fait. C’est l’un des éléments majeurs du propos de MUTATIS MUTANDIS, et plus largement de l’histoire du Ponant à cette période. S’il y a eu de nombreuses conséquences à son apparition (certaines plus subtiles que d’autres), les plus marquantes ont sans nul doute été la cessation immédiate de toute forme d’hostilité au profit d’une perpétuelle joie de vivre, et d’une célébration de la sexualité, de l’intimité et des rapports affectifs. L’amour et le plaisir occupent donc une place prépondérante dans mon cycle. Non seulement par volonté d’être fidèle à l’Histoire, mais aussi parce que je suis désormais persuadé que les experts sont passés à côté de la véritable finalité du Voile.
— Oh ? Dites-m’en plus.
— Nombreux ont été celles et ceux à étudier son origine, ses effets et son fonctionnement, et certains affirment que réellement appréhender le don que Vénus a fait à nos ancêtres (ou nos descendants, pour certains) reviendrait à comprendre l’essence même de la divinité. Peu de gens, en revanche, se sont penché sur ce qu’il nous enseigne, et ce qu’il révèle de la nature humaine. Peut-être que le but de cette grâce accordée à l’humanité ne se réduisait pas à une abolition de la violence afin de laisser l’occasion au monde de respirer. Peut-être que son sens profond était de nous montrer qu’une autre voie est possible, de nous inciter à nous montrer meilleurs envers nous-mêmes. Or, si l’on procède aujourd’hui à un état des lieux des relations humaines, force est de constater que les enseignements de la déesse sont restés lettre morte.
— Vous voulez dire que l’érotisme est une manière pour vous, à travers votre ouvrage, d’inciter à l’amour universel et à l’abandon de la violence ?
Di Lorena jette un nouveau coup d’œil vers l’une des fenêtres. Dehors, le ciel est toujours aussi bas, gris et couvert que depuis mon arrivée, au point qu’on se croirait déjà à la tombée de la nuit. Une brume fantomatique s’est mise à flotter sur les sapins. Constatant que la chatte Saha, assise sur le rebord, semble monter la garde, l’auteur s’enfonce dans son fauteuil comme si la tension le quittait en le dégonflant.
— Je crois que tout ce que je me suis efforcé de faire est de transcrire le véritable sens, le véritable but, du Voile d’Aphrodite. Voilà pourquoi, oui, l’érotisme est important dans MUTATIS MUTANDIS : c’est, à ma façon, une manière de poursuivre le travail de la déesse et de propager le message qu’elle a voulu nous transmettre, si essentiel, si nécessaire. Son Voile, j’en suis sûr, avait pour vocation de briser une bonne fois pour toutes le cycle éternel de violence qui caractérise l’Homme, en le révélant à cette autre part de lui-même, capable d’un amour inconditionnel envers toute chose, d’un émerveillement constant face à la beauté du monde et de la vie, et surtout : une part célébrant ces traits par une infinie capacité de création. Car c’est bien là ce qu’est l’amour, réduit à l’essentiel, n’est-ce pas ? Une force d’attraction presque gravitationnelle, qui rassemble les choses et les êtres, les amène les uns vers les autres, quand d’autres puissances s’efforcent de les éloigner et de faire le vide. C’est ce qui nous pousse à nous montrer bienveillants, tournés vers l’extérieur, à protéger, à favoriser, à tendre vers la beauté, la joie, la paix, l’harmonie.
— Et le Voile d’Aphrodite est votre façon d’aborder ce sujet.
Di Lorena se lève pour aller changer une nouvelle fois de disque, interrompant Aerith’s Theme au beau milieu de la chair de poule que me donne toujours ce morceau. Celui qui est craché par le gramophone sitôt qu’il y place le nouveau 78-tours ne m’étonne pas moins : il s’agit de La tendresse, par Marie Laforêt. Il fait un geste vers le disque noir en disant :
— Écoutez. Tout est là. Mais pour vous répondre : encore une fois, je crois que je ne fais que mettre en lumière la vraie finalité du don d’Aphrodite. C’est, en effet, la raison pour laquelle MUTATIS MUTANDIS parle d’amour, de tendresse et de désir. Désir de l’autre, désir de vivre, désir de faire et de créer. L’érotisme est avant tout une expression de cet humain besoin de joie et de plaisir, et c’est ce qui devrait avoir le plus d’importance au long d’une vie, ce vers quoi nos efforts devraient se tendre, toujours et avant tout. Et ceux qui rient bêtement à cette idée ne sont qu’un symptôme de plus du monstrueux problème de la civilisation humaine. Nous devons considérer l’amour comme unique but et sens, sans quoi nous sommes perdus. Je le crois fermement, au plus profond de mes os. Il est donc impératif d’aborder le sujet, encore et encore. Il faut en parler. Pas seulement d’intimité et de tendresse, mais des corps dans tous leurs états, dans toutes leurs sexualités, leurs formes, leur humanité. Nous avons beaucoup de mal à accepter le fait que nous, humains, puissions être des créatures d’instinct et d’appétits « bassement » charnels, tout en caressant des idéaux spirituellement, intellectuellement, artistiquement ou même amoureusement élevés. C’est l’éternelle bataille des deux Aphrodites, celles de Platon et de Xénophon, Ourania et Pandemos, la Céleste et la Vulgaire, l’amour des âmes et l’amour des corps, la divine perfection de la Vierge et la réalité concrète, corporelle de Vénus. Voilà ce qu’a murmuré le Voile à l’oreille des hommes : il est temps, plus que temps de réconcilier et faire paisiblement cohabiter les deux déesses, les deux femmes, les deux incarnations des désirs humains.
— Pardonnez-moi si je me fais l’avocat du diable, mais ne vivons-nous pas à une époque où le sexe n’a jamais été aussi présent, que ce soit dans les idées, les images ou les mœurs ?
Il écarte les mains en un geste d’évidence.
— Et pourtant ! Vous constaterez qu’il reste malgré tout une chose qu’il faudrait cacher. Faites l’expérience : parlez, montrez le sexe aux gens. Beaucoup d’entre eux esquivent simplement le sujet, vous traitent de pervers, ou bien rient nerveusement. Ils sont mal à l’aise, ils sont gênés. Pour l’évoquer, nous passons par des périphrases, des métaphores, quand nous n’employons pas carrément des termes infantilisants. Parce que même si les sociétés ont évolué, le sexe reste considéré comme de l’ordre d’une perturbation. Ce qui m’amène à l’éternelle question : pourquoi l’estimons-nous plus choquant, plus perturbant que la violence ? Pourquoi n’a-t-on aucun scrupule à montrer et désirer la brutalité, l’agressivité, le sang et la mort, quand la moindre représentation d’un acte sexuel, ou même d’un simple corps nu (que l’on sexualise d’ailleurs aussitôt sans raison, comme si nudité et sexualité étaient intrinsèquement liées) a toutes les chances de voir les sourcils se froncer, les bonnes mœurs s’offusquer ? Pourquoi un auteur qui se permettrait de décrire une scène de pénétration ou de cunnilingus devrait-il avoir des comptes à rendre, se voir censuré, quand personne n’émet d’objection à ce qu’il raconte par le menu des scènes de massacre ou de torture ? Pourquoi la violence, qui est (tout le monde en conviendra) quelque chose de foncièrement négatif, profite impunément d’une totale légitimité quand la sexualité, un concept plutôt positif, bénéfique, agréable et beau (qu’il s’agisse de plaisir, d’intimité amoureuse ou de donner la vie), est en revanche frappé de tabou ? Pourquoi est-il plus gênant de voir des gens se faire du bien que de se faire du mal ? Pourquoi valorise-t-on les métiers où la capacité de violence est déterminante, quand ceux où le plaisir est mis en avant sont méprisés ? Pourquoi trouver choquant qu’un enfant soit confronté à la nudité et à la sexualité, mais que personne ne s’émeut de lui apprendre à se servir d’une arme à feu ? Pourquoi nommer nos rues en mettant à l’honneur davantage de militaires et de conquérants que d’artisans de paix, de savoir et d’art ?
— Vous ruez donc dans les brancards.
— C’est nécessaire ! N’était-ce pas là, finalement, l’avertissement divin que cherchait à nous révéler le Voile d’Aphrodite ? Nos sociétés ne sont-elles pas malades, victimes d’une forme de démence ? C’est, je crois, exactement ce que pointait du doigt Pierre Louÿs dans Les Aventures du Roi Pausole, lorsqu’il écrivait : « On m’a dit, en effet, que les lois de notre pays permettent aux romanciers de proposer en exemple tous les crimes de leurs personnages, mais non point le détail de leurs voluptés, tant le massacre est aux yeux du législateur un moindre péché que le plaisir. »
— Mais tout de même ; parler de maladie n’est-il pas un peu trop… radical ?
— Non. Il faut appeler un chat « un chat ». Le monde marche sur la tête, et personne ne semble s’en apercevoir. Le recours à la violence devrait être une honte ; faire preuve d’amour, donner de la joie et du plaisir, célébré. Nos sociétés, je le répète, sont malades. Et l’un des symptômes les plus reconnaissables et dévastateurs de ce fléau est très probablement la censure, qu’elle soit mise en œuvre par la loi, ou un effet de pression général. Hélas, elle n’a pas épargné MUTATIS MUTANDIS. Il aurait pourtant été, ainsi que je vous le disais, on ne peut plus historiquement réaliste que ces scènes érotiques soient jouées telles quelles sur les planches, au vu et au su des spectateurs. J’ai d’ailleurs fait cette remarque à la directrice du théâtre, Adèle Sauvignon, lors de l’un de nos entretiens, ce qui m’a valu de passer à deux doigts d’être déprogrammé. Que le public n’ait crainte ! Le stupre ne souillera pas la sacro-sainte scène ; le sang, par contre, y coulera à flot et pour le plus grand plaisir de tous.
Le vent se met à souffler au-dehors et fait craquer les branches des arbres autour du chalet. À ce bruit, Di Lorena se redresse dans son fauteuil, tendu et droit comme un i, les yeux sautant d’une fenêtre à l’autre d’un air anxieux. Il commence à en faire un peu trop à mon goût. Vraiment, je commence à comprendre pourquoi le théâtre l’obsède autant. C’est acteur qu’il aurait dû être, au lieu d’écrivain. Peut-être par désir pervers de le faire réagir ou de le pousser dans ses retranchements, je ramène le sujet sur la table :
— D’où ces recueils érotiques qui vous permettent de contourner cette « censure ambiante » dont vous parlez…
Il réussit l’exploit de paraître à la fois angoissé et irrité en s’écriant :
— Je n’ai aucune part là-dedans !
On dirait qu’il s’adresse non à moi, mais à l’air autour de nous, ou bien à une personne à l’extérieur du chalet. Il s’empresse d’ajouter :
— D’ailleurs, lorsque que j’ai appris que quelqu’un avait mis la main sur les premières versions de ces scènes, j’en suis resté comme deux ronds de flan ! J’ignore qui a réussi à avoir accès à ces textes à mon insu, prenant sur soi de les imprimer en dépit des risques encourus, mais je ne cacherai pas mon contentement à ce sujet.
Di Lorena donne à présent la même impression que ceux qui se permettent de faire un pied-de-nez face à une autorité quelconque, parce qu’ils savent qu’en la bravant ainsi, ils n’endossent pas la responsabilité qui est déjà celle de quelqu’un d’autre. À nouveau comme s’il s’adressait aux craquements des branches et des aiguilles de pin à l’extérieur, il clame :
— Que tous sachent que je remercie chaudement cette personne !
Puis il se penche vers moi en confiant, à mi-voix cette fois, avec l’air de ne pas y toucher tout en cherchant à donner le maximum d’informations en matière de publicité :
— D’après ce que j’ai appris, il semble qu’il ou elle a rassemblé toutes les scènes supprimées ou expurgées (procédant toutefois à quelques coupures), avant de les diviser en recueils. Et voilà maintenant qu’il ou elle les distribue sous le manteau, au rythme des représentations ! Il paraît même que certains spectateurs participent de ce commerce illicite, s’échangeant des copies entre les murs mêmes du théâtre…
— Vous obtenez ainsi ce que vous vouliez depuis le départ.
Il fait un geste d’agacement vague de la main.
— Oui et non. La conscience de la censure reste. Mais je dois dire que ces nouvelles me donnent un peu d’espoir. Qu’il s’agisse de la personne derrière ces impressions clandestines, ou de celles et ceux qui se les procurent, je me plais à imaginer que ces gens sont perméables aux enseignements qu’Aphrodite cherchait à prodiguer à la race humaine en la caressant de son céleste voile. Il s’agit certainement de ceux qui ont compris qu’au travers du prisme de l’érotisme, la sexualité s’anamorphose : ce n’est pas tant une question de soulager sa libido que de l’imaginer, la magnifier, la considérer non à la façon d’un simple besoin à assouvir, mais d’un plaisir à cultiver, épanouir. C’est être comparable à qui ne mange pas par simple nécessité ou par boulimie, mais par envie et besoin de se faire plaisir, de raffiner, de rendre la vie plus belle. L’érotisme, c’est la jouissance de l’imagination. C’est à la sexualité ce que les contes de fées sont à la vie : un moyen de s’extraire d’une réalité fatale, et en même temps quelque chose que nous ramènent à notre propre humanité, en ce qu’elle a de plus vulnérable, de plus nu, si j’ose dire.
— Et c’est donc, à nouveau, relié au thème autour duquel pivote toute votre œuvre. La prise de conscience. Tout comme la musique, n’est-ce pas ? Vous aviez commencé tout à l’heure à me parler des choix en la matière que vous avez fait pour MUTATIS MUTANDIS, avant que je ne vous coupe. Pardon pour ça.
— Ah, oui. Eh bien, ce qui est le plus évident de prime abord, je crois, c’est que peu de morceaux composant la partition de chaque pièce reproduisent fidèlement le style musical de l’époque où se déroule l’histoire. C’est un choix délibéré, appuyé par mes recherches personnelles sur le fonctionnement du Voile, qui permet d’illustrer l’aspect universel et atemporel non seulement de ce don divin, mais aussi de la musique elle-même. Bien que ses formes varient, c’est un langage commun à tous les hommes à travers les époques et les lieux : celui de l’émotion. C’est pourquoi j’ai pris la décision de rassembler des morceaux parfois très disparates, ne pensant qu’à trouver les plus à même d’incarner le moment, l’émotion, l’espace dont ils se font l’âme et l’écrin. Je les ai découverts au cours de mes propres voyages, bien avant d’entreprendre la rédaction de MUTATIS MUTANDIS pour la plupart, bien avant même d’exhumer les Chroniques du Ponant de Languepreux. C’est que la musique est inextricablement liée à mon processus d’écriture. Je crois… oui, je crois qu’un écrivain est démuni, face à elle. Nu. Humble. J’irai presque jusqu’à dire humilié. Car le compositeur et l’écrivain créent de façon semblable, et sont animés par la même quête : celle de l’émotion juste. Mais le musicien touche des sphères dont l’auteur ne peut que rêver. C’est quelque chose qu’évoque Colette, dans Mes apprentissages : « Le dessin musical et la phrase naissent du même couple évasif et immortel : la note, le rythme. Écrire, au lieu de composer, c’est connaître la même recherche, mais avec une transe moins illuminée, et une récompense plus petite. Si j’avais composé au lieu d’écrire, j’aurais pris en dédain ce que je fais depuis quarante ans. Car le mot est rebattu, et l’arabesque de musique éternellement vierge… »
J’ai vérifié par la suite : tous les auteurs qu’a cité Di Lorena durant notre entretien l’ont été très exactement, sans une erreur ou une imprécision. Soit il avait préparé son coup, soit ces mots le travaillent profondément et depuis longtemps. Mais à cet instant, je ne dis rien, et le laisse continuer sans l’interrompre.
— En dépit d’une qualité unique de l’écriture qui semble concilier en elle-même toutes les formes d’art, d’être une sorte « d’art total », tout ce que l’écrivain peut faire, c’est seulement approcher l’émotion juste, car celle-ci est sans cesse en mouvement, sans cesse changeante. Comme l’est la musique. Elle est une forme de spiritualité, et en tant que telle, peut se faire l’âme des mots ; mais comme l’âme humaine, elle n’est accessible qu’aux élus. Les écrivains se contentent du corps. Je crois que c’est pour ça qu’en tous temps, elle a été une source d’inspiration pour eux. Ça n’a d’ailleurs jamais été aussi vrai qu’aujourd’hui quand, grâce aux miracles de la technologie moderne, nous sommes en capacité d’enregistrer le son, facilitant ainsi l’écoute et la réécoute, faisant de la musique une expérience peut-être plus personnelle et intime qu’auparavant. Je ne doute pas que beaucoup d’auteurs, de nos jours, écrivent en musique.
Je l’interromps en riant de bon cœur :
— Vous ne croyez pas si bien dire ! Je ne peux pas travailler sur un article sans avoir des écouteurs sur les oreilles !
— C’est aussi mon cas, confie Di Lorena avec un sourire. La musique m’insuffle l’atmosphère de ce que je suis en train d’inventer, et me propulse presque dans les scènes elles-mêmes. La plupart du temps cependant, il m’arrive d’écouter un morceau, et tout à coup me viennent des images, des concepts, des dialogues. La majeure partie des numéros de la partition sont donc à l’origine des scènes qui leur correspondent, et c’est pourquoi (sans même considérer la nécessité de redonner vie au Voile d’Aphrodite) la musique reste du début à la fin une part cruciale de ce qui fait MUTATIS MUTANDIS. Ah ! Quelle coïncidence ! Voici justement le morceau ayant participé à m’inspirer le titre du cycle !
Sans qu’il ne change le disque du gramophone, la chanson qui commence à présent n’est pas de Marie Laforêt : c’est Le sort de Circé, de la chanteuse Juliette, elle aussi dans une version qui donne l’impression d’avoir été enregistré au tout début du XXe siècle. Je me demande combien de temps Di Lorena a passé à préparer toute cette mise en scène.
Il continue comme si de rien n’était :
— S’il est une chose que nous a appris l’avènement du cinématographe, c’est cette importance du rôle joué par la musique dans notre imagination. Bien que cette extraordinaire innovation ne permette pas encore d’intégrer le son et la couleur, nous avons pallié leur absence par des pianistes, et parfois même des ensembles instrumentaux, jouant sur place en temps réel des partitions spécifiquement écrites pour accompagner la projection. Nous avons immédiatement pensé à la musique, parce que, je le crois, sa puissante capacité d’évocation et d’immersion est indéniable. Qu’aurait été le cinématographe, ou, tenez, le jeu vidéo, sans musique ? L’adaptation du Seigneur des Anneaux de Peter Jackson sans Howard Shore, Hayao Miyazaki sans Joe Hisaishi, Final Fantasy sans Nobuo Uematsu ? Les exemples abondent…
À ce point de la conversation, je me dis que Di Lorena se paie ouvertement ma tête : d’un côté il fait mine d’être ce personnage venu d’un autre temps, voire d’un autre monde, tout en ayant des références bien de notre époque. Et pourtant, malgré sa persistance à jouer un rôle, je me dis qu’il n’a pas tort sur le sujet de fond : la puissance évocatrice de la musique est, comme il l’exprime, indéniable.
— Je dois dire que ce qui pousse certains à préférer lire du théâtre, à se contenter des mots lus plutôt que d’assister à une représentation vivante m’éludera toujours, a fortiori en ce qui concerne mon cycle, où la musique a tant d’importance. Mais j’imagine qu’il est d’autres raisons plus prosaïques susceptibles de tenir quelqu’un à l’écart des salles, qu’il s’agisse d’une phobie des foules, d’un élitisme des classes intellectuelles ou d’un manque d’argent.
Il se rassoit en levant les bras d’un air d’impuissance.
— Un certain nombre de personnes, donc, n’assisterons pas aux représentations, je le sais bien, et ce faisant, elles manqueront une expérience totale. C’est pour cette raison que j’ai convaincu Madame Frontezak, des presses O.L.N.I., ainsi que la cheffe Kosima Kaïaran, qu’il était nécessaire, pour l’une de faire publier le livret des pièces, pour l’autre de procéder à un enregistrement de la musique de scène, afin de rendre accessible au plus grand nombre l’univers de MUTATIS MUTANDIS dans tous ses aspects. Est-ce que ce n’est pas merveilleux, quand on y pense ? Lorsque la totalité du cycle aura été représenté, toute la musique de scène tiendra sur quelques dizaines de disques à peine ! Ah, la science… !
— En parlant de votre cycle au complet : j’ai cru comprendre que tout était déjà écrit, ou en tous cas, décidé ? Il n’y a donc pas de risque pour les lec… spectateurs de ne jamais assister à la fin de l’histoire ?
— À moins que le théâtre décide soudainement de mettre fin à notre contrat, en effet. Oh, il y a des ajustements à faire, des retouches, mêmes quelques révisions, ou bien rédiger convenablement certaines parties qui sont à l’état de « squelette » attendant que la chair vienne les couvrir. C’est aussi ce qui m’a poussé à refuser de découper définitivement mon drame en un nombre défini de pièces et de les titrer (du moins, officiellement). De cette façon, si besoin est, je peux faire des ajustements de dernière minute. Ça n’a pas plu à Madame Sauvignon, tout d’abord. Mais après avoir appris de ma bouche l’entièreté de l’histoire, elle a décidé de me faire confiance, car elle sait que le cycle sera porté à son terme. Donc… oui, oui, si vous voulez parler de d’intrigue, de trame, de scénario, tout est effectivement déjà déterminé. Vous comprenez : d’une certaine façon, je n’invente rien, je ne fais que rapporter des faits. Oh, je romance, je narre, je comble les trous par des hypothèses (et des recherches étayées parfois dangereuses), mais mon travail de fond a surtout été celui d’un historien. Du moins celui qu’ils auraient dû effectuer, si… quelque chose ne les en avait pas empêché.
— Quelque chose… ?
— Ou quelqu’un. Ou les deux.
Je commence sérieusement à me prendre à cette comédie que Di Lorena a tissée autour de sa personne. L’homme devrait sérieusement songer à être Maître du Jeu dans des parties de jeu de rôle.
— Je ne suis pas sûr de comprendre.
J’ai l’impression de répéter souvent cette phrase depuis ma rencontre avec lui. Pour me répondre, il baisse la voix et se penche vers moi comme s’il craignait d’être entendu par une tierce personne :
— Les Censeurs.
Il a prononcé ce mot comme s’il s’agissait d’entités bien spécifiques, monstrueuses peut-être, et non un concept général. Il se redresse en poursuivant :
— Mais ils ne sont qu’une expression d’une volonté bien plus… plus… vaste. Collective. Une forme d’égrégore, peut-être. Mais incommensurablement vaste. Ce n’est pas un hasard si ce pan de l’Histoire que je m’efforce de faire retourner à la lumière a été comme… rendu insignifiant aux mémoires. Sciemment, presque…
À ce moment, je crois que je commence à le perdre, et je me demande si Di Lorena ne serait pas, plutôt qu’un excellent acteur, passablement perturbé. Aussi je redirige à nouveau soigneusement la conversation.
— Parlez-moi de la… mise en scène. J’ai cru comprendre que vous avez « supervisé » l’ensemble, depuis les costumes jusqu’à la musique ?
Il reporte son attention sur la théière afin de nous resservir en disant :
— Oui. Tout participe. Je veux dire, cette mise en scène, je l’ai pensée et conçue en même temps que j’écrivais mes pièces. Je dirais même que c’est elle qui, bien que n’existant alors qu’à l’état de pensée, a guidé leur écriture. Je me demande si ce n’est pas le cas de tout dramaturge. En tous cas, j’ai bénéficié de collaborateurs extrêmement talentueux : mesdames Bernadette Caroline et Abigaëlle Nicole, qui dirigent le département des costumes ; Kosima Kaïaran, notre cheffe d’orchestre ; Onésime Ventdebout, bien sûr, notre metteur en scène ; et puis bien entendu, le Coryphée, qui…
— Ah, oui ! parlez-moi du Coryphée.
Je l’ai interrompu. Il me faut davantage d’informations. Di Lorena a beau être complètement parti dans son délire, je ne peux m’empêcher de l’y pousser afin d’en savoir plus. Et puis, je compte bien écrire tout un papier là-dessus ; un auteur qui perd la boule ou qui s’invente un monde, le sujet est trop intéressant pour ne pas être exploité. Je pense qu’il le sait très bien, et que c’est exactement son intention, d’ailleurs.
— Eh bien, ce poste est directement inspiré du théâtre de l’Antiquité grecque, où, vous le savez peut-être, il s’agit du chef du chœur qui répond à celui-ci, l’interroge, mais aussi parle en son nom. Dans MUTATIS MUTANDIS, le Coryphée a donc ce rôle de lien entre le public et l’action qui se déroule sur scène ; c’est lui qui dirige le drame, les décors, presque comme un marionnettiste qui…
Le regard et les mots de Di Lorena se perd dans le vague, aussi je le relance :
— D’accord. Le Coryphée brise le quatrième mur pour s’adresser aux spectateurs à propos de ce qui se passe sur les planches, afin de renforcer l’immersion, de créer une connexion. C’est un rôle d’importance, donc. Et qui est-ce qui le tient ?
J’ai décidé de donner dans son jeu théâtral, puisque c’est la chose qui a l’air de l’encourager à parler de son travail. Il a l’air sincèrement confus.
— Je… je dois vous avouer que je l’ignore, répond-il avant de froncer les sourcils, toujours sans me regarder. C’est vrai, ça, tiens… il faudra que je me renseigne. Est-ce que j’ai seulement écrit un rôle de coryphée… ? Je ne me souviens plus…
Je reste fasciné.
— Vous ne vous souvenez pas de ce que vous avez écrit dans votre roman ?
Le mot m’a échappé avant que j’ai pu le retenir. Pourtant, Di Lorena ne semble pas s’en formaliser, comme il a pu le faire au cours de notre précédente interview. Il a plutôt l’air contrit, à la manière de quelqu’un réalisant qu’il a persisté dans son erreur jusqu’à ce moment. C’est ce qui me fait dire que l’homme n’est peut-être pas tout à fait équilibré. Il soupire :
— Le roman… ah, oui. Oui. J’oublie toujours. Je me suis encore trompé, je crois. Pardonnez-moi. Je ne vous ai pas offert ce que vous attendiez de moi.
— Au contraire ! Croyez-moi, cet entretien a même dépassé mes espérances. Merci, Monsieur Di Lorena. Je crois que j’ai tout ce qu’il me faut.
— J’espère sincèrement que vous n’aurez pas fait tout ce chemin pour rien, au moins. Parfois, des choses passent hors de la ville, quand les Censeurs relâchent leur attention. Des e-mails. Les réseaux sociaux. Ce genre de choses.
Je suis tenté de le prendre en pitié et de me dire qu’il est complètement siphonné. Et pourtant, à nouveau je me pose la question : et s’il était juste tout à fait impliqué dans le rôle qu’il s’est créé par pure volonté de publicité ? Je me lève pour indiquer mon intention de partir.
— Ne vous inquiétez pas pour moi, dis-je en lui tendant la main. Je vous souhaite une bonne continuation, Monsieur Di Lorena. Je vous ferai part de la publication de mes articles.
Alors que je ressortais du chalet, lui m’a dit « à bientôt » comme s’il s’attendait à ce que nous nous revoyions très prochainement. J’en doute. Je ne reviendrai pas de sitôt dans ce patelin, et ça m’étonnerait que lui se décide à en sortir. Mais j’ai ce que j’étais venu chercher : une interview exclusive de Gianni di Lorena, ce que personne n’a encore réussi à obtenir avant moi.