Pavane des Fées Sans-gêne : Ouverture
Scintillant de poussière, le lourd rideau rouge aux galons d’or se lève sans un bruit parmi les pizzicati et la plainte d’une flûte solitaire. Il révèle une salle immense, noyée dans une pénombre de velours noir, aux voûtes si hautes et si sombres qu’elles ne semblent pas avoir été bâties pour l’homme. L’or des chaînes et des chandeliers éteints y brasille. Dans le lointain, des baies longues et étroites comme celles d’un mausolée cisèlent un clair-obscur tranchant. Il révèle à peine la surface de choses riches émaillant l’obscurité, des choses aux couleurs sombres, indistinctes, de vitrail et d’aquarelle. Tout est démesuré sans l’être, à la façon qu’ont les mortels de se construire un écrin aussi grand qu’ils se rêvent, ou peut-être à celle d’êtres merveilleux qui n’ont que faire des réalités du monde. La gueule froide d’une monstrueuse cheminée de pierre sculptée comme la porte d’un temple. Les portraits aux traits brouillés dans leurs cadres d’or, aussi hauts que des arbres. La table prodigieuse, si lourde que vingt hommes ne pourraient la soulever. Elle est garnie à la manière d’une nature morte, de bouquets de fleurs sèches et vives, de fruits frais ou entamés, de verres rutilants de cristal et du rubis des vins, d’instruments de musique, de crânes humains et de chandelles immobiles, posés sur les plis d’opulentes nappes savamment retroussées, telles les jupes de quelque infante que l’on apprête à sa dernière toilette. Ici, à la fois tout et rien n’est vanité, car les jours sont sans fin. Ici, l’on se croit dans le ventre caverneux d’un palais qui n’est pas fait pour vivre, seulement servir de décors aux histoires que l’on y raconte.
Regardez, contemplez.
Au pied des formidables colonnes de marbre et de porphyre, parmi les candélabres de fer noir, des femmes dansent. Elles sont grandes, elles sont reines. Parmi les bruissements que font leurs somptueux atours, ceux d’animaux de pelage se faufilant par les buissons au clair de lune, d’oiseaux prenant leur essor sous le clignement des étoiles, elles avancent en lignes et pas à pas. Pesants brocarts, satins épais lourds de broderies, de pierreries et de perles, dont les plis font et défont à la lumière des angles empilés. Sous des couvre-chefs ou des coiffures d’autres temps, derrière leurs collerettes de dentelle ou leurs longs voiles diaphanes, leurs yeux durs et beaux comme des pierres se répondent sans mot dire. Chacune tend une main, languide, à celle qui lui répond telle l’image d’un miroir ayant pris vie, transformée à sa propre guise. Et qui sait ? Le poudroiement des chétifs rais de lumière qu’épanchent les hautes ténèbres feraient peut-être voir, l’espace d’un instant, les chatoyances d’une glace invisible séparant les couples du cortège. Leurs doigts se touchent. S’étreignent. Se quittent.
C’est la pavane des fées.
Un pas, majestueux. Un autre, léger. Et puis trois encore, solennels et joliment graves. L’on tournoie lentement sur soi-même et l’on s’abîme dans une révérence à sa partenaire. Chaque mouvement est aussi fluide que l’eau qui ruisselle et l’air qui vire et volte. L’on s’écarte à reculons, d’un pas, de deux, l’on gire et revient de même, puis l’on s’incline à nouveau. Les vertugadins se balancent avec indolence, les traînes et les manches sinuent au sol, les doigts graciles se courbent et se délient, les mains se croisent sur les robes qu’elles froissent et soulèvent pour révéler des pieds gansés de pantoufles de soie. Un pas, deux pas, et le visage détourné, l’on se presse fièrement aux côtés de son autre, qui nous fuit d’un même mouvement. Les échos se croisent, se regardent depuis leurs places inversées, se toisent avant de se retrouver à pas lents, pivotant autour de leurs mains jointes. Les visages font fi l’un de l’autre quand les éventails s’ouvrent et frémissent au rythme du trille de la flûte, telles des plumes qui se gonflent. Mais rien n’éclate, rien ne rompt. Alors les couples se séparent et chacune prend la place qui était auparavant celle de son double dans la procession, et puis tout recommence.
Regardez, admirez la pavane des fées.
Là, elles paradent avec l’orgueil des paons, d’oiseaux de paradis à la robe éblouissante, car chez les immortelles ce sont les femmes qui s’adornent de la traîne d’émeraude et des yeux de turquoise. Là, elles murmurent leurs enchantements, intriguent des métamorphoses et conjurent des mirages, étincelants comme des glaces serties de perles se réfléchissant à l’infini. Là, elles soufflent leur poudre miraculeuse aux yeux de qui les convie en songe, elles rêvent la marche du monde, tissant de leurs pas et de leurs gestes la destinée des hommes. Là, elles dansent et dansent et ferment leurs beaux yeux sur la vérité, dansent sans voir que les fils qu’elles nouent et dénouent les entravent tout autant.
Contemplez.
C’est la pavane des fées aveugles, qui s’en va se perdre dans les ténèbres.